08/01/2013
Estran
Il est un gros rocher rond dans la baie de Trégastel qui est devenu chaque été mon île océanique.
C’est un bloc de granit rose tout arrondi, on le voit depuis la plage de Touronny, presque à mi-distance de l’île Renotte. Je n’y vais qu’à marée basse bien sûr, il faudrait une barque pour l’atteindre sinon, et par grande marée il est même presqu‘entièrement recouvert. Il faut traverser d’abord la plage de sable blond, puis continuer dans les sables mouillés, plus fins, presque vaseux qui constituent le fond de la baie. Cela colle un peu au pied, je sens l’eau et le sable qui viennent épouser tous les creux et s’insinuer entre les doigts de pied. Il faut aussi traverser quelques petits chenaux. On passe par-dessus des chaînes, des amarres alanguies de voiliers inclinés. Arrivé au rocher, on a l’impression d’abord que l’on n’arrivera pas à grimper dessus, mais je sais qu’en tournant je trouverai un petit pli de granit, et en trois mouvements bien balancés j’arrive à grimper sur mon île dans l’estran.
La surface du rocher est rugueuse des granules de la pierre. Mais j’ai exploré ses courbes, les creux et les pleins et ai trouvé une place où loger mon corps. Quand il fait beau je me mets en maillot de bains et m’y allonge. Tout mon dos, mes jambes, ma nuque, mes bras reposent sur les petites pointes de la pierre mais tel un fakir je m’y sens bien. Le vent léger de la marée basse crée un peu de frais, déclenche un frisson délicieux quelquefois, mais c’est l’impression de chaleur qui domine.
Les sons ne sont que rumeurs lointaines, la plage et ces cris d’enfants, la cloche de l’église du bourg qui sonne les heures ou égrène un glas mécanique, des cris de mouettes, tout semble étouffé, amorti, ailleurs comme dans un rêve.
La vase emplit l’air d’une petite odeur âcre que je retrouve chaque année avec plaisir, ça y est je suis en Bretagne.
Je fais partie du monde.
Océan.
Je reste là les yeux fermés, à me laisser envahir, le temps ne compte plus de toute façon. Tout est suspendu. Laisser tout filer.
Un nuage passe devant le soleil, le brûlant derrière mes yeux disparaît un temps. Un frisson dure longtemps. Un groupe d’enfants marche plus près du rocher, j’entends distinctement leurs conversations au sujet des crabes qu’ils essayent de pêcher. Je me tends.
L’après-midi doit s’avancer. La mer doit recommencer à monter, il me semble que la rumeur des vagues et plus proche. Une sirène au loin, un coup de frein d’un camion créent des dissonances. Je fais changer mon corps de position. Dans le mouvement cela pique un peu, je suis engourdi, Les pleins et les creux s’emboitent moins bien dans la nouvelle posture. J’ouvre les yeux dans le soleil, j’accommode sur la mer brillante, oui elle a monté, il faudra bientôt y aller. J’essaye encore de repartir ailleurs pour quelques minutes mais je n’y arrive plus. Il faut aussi acheter du pain pour le diner.
Non, c’est fini, je me rhabille en frissonnant un peu car je sens bien maintenant que je suis debout, que le vent s’est levé. C’est la brise du soir qui commence. Je redescends du rocher. Le paysage est différent de tout à l’heure maintenant que l’eau monte. Certains bateaux sont entourés d’eau et bientôt vont se redresser. Des mamans sur la plage appellent les enfants, il y a des cris. Un chien aboie. Je repense à la plénitude océanique… Qu’est-ce que c’était bon ! Mais qu’est que cela veut dire ? Est-ce que je suis une moule, une couille molle qui n’est heureuse qu’à se languir au soleil ? En plus j’y reviens de plus en plus souvent sur ce rocher chaque été. Je décide d’aller me baigner, je me remets en maillot de bain. Je cours vers l’eau, je cours dans les vagues, je plonge dans l’eau froide et doit nager vite pour y rester.
Allez non, je suis quand même un vrai mec, pas qu’un mollusque. Peut-être suis-je une sorte d’estran qui alterne languissement et tension ? Peut-être au-je besoin du sentir au jusant pour mieux agir dans le flot ?
21:51 Publié dans Oceanographie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : tregastel, tourony, renotte, océan
20/06/2012
Le disparu du mur
J’en viens à la branche le Cor de la famille et à la plus curieuse partie de cette chronique, même si je n’en connais pas encore le dénouement. Elle semblera aux jeunes générations renvoyer à une époque lointaine, celle du roman « Mon frère Yves » de Pierre Loti. Et pourtant il y avait encore un infime indice à découvrir dans une mémoire, trace qui m’a permis de mettre à jour cette curieuse affaire et d’éviter que tout se perde. Vous devinez que je ne suis pas peu fier d’être arrivé ce résultat grâce à ce modeste travail de mise en forme de nos souvenirs familiaux.
Pendant toute sa vie et dans tout le Trégor, on a nommé ma grand’mère Augustine le Cor, jamais Augustine Brouzic du nom de son mari comme on l’aurait fait dans n’importe quelle autre région de France. On disait à la rigueur Madame Brouzic quand il était là, mais dans toutes les têtes elle était restée une demoiselle le Cor, c’est-à-dire une sacrée tête de mule.
La famille le Cor était une famille de pêcheurs installés à Ploubazlanec, non loin de Paimpol. Pourtant pendant toute notre enfance, c’est dans une petite ferme dans les terres, à deux kilomètres du bourg, que Marc et moi avons passé nos vacances chaque été auprès d’Augustine le Cor et Yves Brouzic. Yves était en effet un paysan et en l’épousant, Augustine avait rompu la tradition familiale. Cela n’était qu’un début puisque son fils Pierre devint ingénieur et s’installa à Paris, et que Marc et moi avons toujours habité loin de la mer et de la Bretagne. Tant qu’elle a vécu, je me suis senti très attiré par cette grand’mère du Trégor dont les souvenirs mélangeaient Armor et Argoat, mer et terre. C’étaient surtout les histoires de pêche en Islande qui me fascinaient, les souvenirs des campagnes de son père, de ses oncles et de presque tous les hommes de sa famille. J’ai tellement passé de temps avec Augustine à écouter ses histoires qu’elle se mit à me les raconter en Breton qui lui était plus naturel, et que moi, le petit Parisien ai ainsi fini par parler Breton,
Chaque été nous nous rendions avec elle au Mur des Disparus, sur un côté de l’enclos de l’église de Ploubazlanec, et nous nous arrêtions devant deux des plaques rappelant les goélettes qui n’étaient jamais revenues: la «Notre-Dame des Fontaines» sur laquelle le grand-père d’Augustine servait comme second, et la «Marie-Charlotte» sur laquelle François, son frère, avait embarqué à 18 ans pour sa première campagne. Ma grand’mère et les gens du village appelaient ces plaques des «mémoires».
A l’époque chaque «mémoire» était particulière. Certaines avaient une ornementation en nœuds de marin, d’autres étaient encadrées de couleurs vives. Je me souviens surtout de celle de la « Marie-Charlotte » parce que j’étais impressionné que Grand’mère ait perdu dans un naufrage quelqu’un d’aussi proche que son frère. La «mémoire» de la «Marie-Charlotte» était ornée d’un petit tableau naïf représentant le naufrage : la goélette cassée en deux était en train de couler dans une mer violente, un marin à la mer levait les bras au ciel, et la Vierge Marie apparaissait nimbée dans les cieux. Augustine concluait chaque année la prière en disant « ma Doué, faites donc qu’il revienne un jour le Vanch, Jésus-Marie-Joseph» et elle se signait rapidement trois fois.
Ces émouvantes «mémoires» pleines de naïveté, vous ne pourrez plus les voir aujourd’hui dans le cimetière de Ploubazlanec. Elles n’étaient pas toutes du goût des curés et on les a remplacées sur le Mur des Disparus par les plaques austères, toutes identiques et bien alignées chronologiquement. La plaque de la Marie-Charlotte est aujourd’hui la dernière sur le mur. Elle ne mentionne que l’année, 1924, et le nombre de disparus, 22. Le nom du navire n’y est même plus inscrit. Ce fut la dernière goélette perdue car, je l’appris plus tard, la pêche en Islande n’avait repris après la 1ère guerre mondiale qu’avec une flotte réduite. Quatre goélettes seulement furent réarmées, une fut perdue en mer et toute l’activité s’arrêta dans les années 30. La pêche à la morue devint une industrie moderne avec des chalutiers aux puissants moteurs, des effectifs réduits et Paimpol se trouva déclassée pour cette nouvelle pêche par des ports plus grands, Saint-Malo, Dieppe, Fécamp, sans parler des Espagnols.
Une page est tournée mais moi, j’ai gardé en tête la «mémoire» de la Marie-Charlotte. Outre le tableau naïf que je pourrais dessiner encore aujourd’hui, je me rappelle l’épitaphe: « En souvenir de 22 marins de la Marie-Charlotte disparus en mer lors de la campagne de 1924 – Paix à leur âme, prions pour eux ». Lors d’un des derniers étés que je passais à Ploubazlanec, peu de temps avant la mort de ma grand’mère, je me rendis compte que cette épitaphe était rédigée un peu différemment des autres. On y lisait « En souvenir de 22 marins» alors que sur toutes les autres «mémoires» du Mur des Disparus, il était toujours indiqué « en souvenir des X marins». J’en parlai à ma grand’mère qui hocha la tête deux ou trois fois avec les yeux dans le lointain, et bougonna «oui, oui, 22 disparus en mer, le compte y est pas ». Et puis rien d’autre malgré mon insistance.
Je n’avais plus pensé à cette réponse depuis longtemps. J’avais enfoui cela parmi les tristes souvenirs de la fin de ma grand’mère, lorsque son esprit commença à naviguer hors le cap. Mais j’y ai repensé lors de ma préparation de ma visite au musée de Paimpol. Comme vous le savez, pour le sérieux de cette chronique familiale, j’essaye toujours de jouer à l’historien amateur et de consolider nos souvenirs et notre modeste fonds de documents personnels par d’autres archives. J’avais donc décidé d’aller consulter les documents relatifs à la perte de la « Notre Dame des Fontaines » et de la « Marie-Charlotte » dans ce musée où sont conservées les archives des sociétés de pêche qui armaient pour l’Islande. La conservatrice m’a aidé à m’y retrouver dans les documents anciens de l’armateur, la Compagnie des Pêches Kermeur.
Pour la Notre-Dame des Fontaines, j’ai trouvé la liste des disparus où figurait un Yves le Cor, et un état des modestes indemnités données aux familles par le fonds de solidarité des pêcheurs.
Mais pour la Marie-Charlotte il en était tout autrement : François avait embarqué parmi 23 marins le 10 Mai 1922 à Paimpol sur la Marie-Charlotte, mais il n’est pas compté parmi les disparus dans le document de la Compagnie Kermeur faisant état de la perte du navire. En effet un autre rapport relate l’escale de la mi-campagne à Reykjavik pour prendre le courrier et transférer la cargaison des morues déjà pêchées sur le navire de service. Sur ce document il est mentionné que François ne s’est pas présenté au moment du réembarquement. On l’a cherché dans tous les bars de la ville, on l’a attendu 36 heures et le navire est reparti. Nous n’avons pas trouvé d’autres traces de François le Cor dans toutes les archives du Musée. Vous imaginez mon excitation à découvrir ainsi ces faits nouveaux dans notre histoire familiale, ce que j’étais en train de faire n’était pas moins que de rétablir des faits cachés depuis 80 ans.
Je n’ai pas caché mon émotion à la conservatrice et l’ai interrogé sur l’existence de cas similaires. Elle m’a expliqué que les accidents étaient fréquents à bord, qu’il arrivait trop souvent qu’une goélette revienne en ayant perdu un membre d’équipage en mer ou que certains marins meurent à terre en Islande, suite à leur débarquement pour maladie. Mais il y avait alors toujours un document établissant le décès. J’ai suggéré que certains matelots aient peut-être tenté d’abandonner ce redoutable métier de pêcheur, que François pouvait avoir choisi une nouvelle vie en s’installant en Islande? Mais non, selon elle, il n’y avait pas de tels cas rapportés dans les archives.
Je n’en sais donc pas plus et en suis réduit aux suppositions. C’était la première saison de pêche de François, la plus dure, avec des désillusions, du désespoir peut-être? Les pêcheurs de la famille, mon arrière-grand-père particulièrement, ont dû essayer de comprendre. Et peut-être ont-t-ils su le fin mot de l’histoire mais ils ont finalement choisi de faire comme s’il était mort en mer. J’imagine qu’ils n’ont cependant pas pu mentir au curé ni à Dieu dans la rédaction de la « mémoire » d’où le chiffre 22 et non 23, et un « s » en moins dans la rédaction de l’épitaphe. Augustine n’a pas été dupe non plus.
Depuis cette découverte, mon enquête s’est orientée dans deux directions. La Bretagne d’abord : j’ai cherché dans les souvenirs des uns et des autres s’il y avait d’autres traces de cette affaire. Mon père Pierre est décédé il y a deux ans et ne m’a jamais laissé penser que François ait pu réchapper du naufrage. Je pense qu’il n’en savait rien. J’ai questionné mes oncles, mes cousins, j’ai fouillé les souvenirs de Marc et de ma mère dans leurs conversations avec Augustine, et n’ai absolument rien trouvé. La famille le Cor a presque réussi à partout « noyer » François dans la mémoire. En fait je suis le seul modeste témoin de deux petits riens, le simple souvenir d’une lettre manquante sur une épitaphe disparue et la curieuse prière de ma grand’mère sur la fin de sa vie, les infimes signes qu’il se cachait quelque chose de mystérieux dans notre histoire familiale.
L’autre direction c’est l’Islande bien sûr, mais comment faire ? Naïvement j’ai cherché sur Internet s’il y avait des « le Cor » et même des « le Corson » ou des « le Cordottir » en Islande, il n’y en a pas! Mais peut-être avons-nous là-bas des cousins qui portent un autre nom et qui sont aussi des sacrées têtes de mules. Je m’envole donc pour Reykjavik demain. J’espère y trouver de quoi écrire le chapitre suivant de cette chronique. François aurait 108 ans et je doute de le trouver vivant, mais qui sait… A tout hasard j’ai préparé mes phrases en Breton pour le saluer. Je lui dirai ce que lui aurait dit sa sœur Augustine s’il était revenu à Ploubazlanec : « ma Doué benigett, tezo Vanch » (*).
(*) Dieu me bénisse, te voilà donc François.
10:00 Publié dans Oceanographie | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : plouzbalanec, paimpol, mur des disparus, islande
01/02/2009
Quart du Matin
Je monte à la passerelle, tout frissonnant du matin.
Quelques mouvements de gym, des pompes et des abdos, et de grands étirements pour élancer le corps après les replis de la nuit.
J’ouvre un hublot, fraicheur du vent sur le visage, plaisir des odeurs toute renouvelées.
La chaudière ronronne, le bâtiment craque un peu, j’entends des bruits d’eau, d’autres réveils.
Je regarde les étoiles, ce n’est pas encore l’aube, mais il y a une clarté, par dessus les toits.
Par-dessus les toits, car bien sûr, je ne suis pas marin. Ma passerelle à moi, mon hunier, c’est un bureau dans le grenier, avec une baie large, sur les étoiles quand on regarde vers le haut, sur de petits jardins proprets et les maisons des voisins si je regardais vers le bas.
Alors, non je ne regarde que les étoiles, je fais le point du jour à venir, je pense au cap de la journée, à une direction, comme si j’étais en mer. Je jouis des sens renouvelés dans le sommeil, je jouis des idées claires, de la liberté des pensées, d’un cerveau pas encore contraint de soucis ou de choses à faire. C’est le plus beau moment du jour à venir, sa naissance. Je me sens alors partie du monde, comme un poisson dans l’océan ou une mouette dans le vent, simplement.
Bon vent, belle mer, en route.
11:20 Publié dans Oceanographie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : passerelle, hunier, matin